Corleone
L'anti-héros du cigare premium qui divise l'industrie
10/08/2025
Quand un musicologue français décide de révolutionner le cigare
Il existe des histoires d’entrepreneurs qui vous font sourire par leur audace folle. Celle d’Alexandre Elami en fait partie. En 2017, ce musicologue français de 46 ans, docteur de l’IRCAM et producteur de musique professionnel, annonce qu’il va créer “le cigare parfait” sous la marque Corleone. L’idée paraît tellement saugrenue que même les spécialistes du secteur n’y croient pas. Un cigare français aux noms mafieux créé par un ancien de l’institut de recherche acoustique du Centre Pompidou ? Autant essayer de vendre du champagne en canettes ou des sushis au foie gras.
Mais Alexandre Elami n’est pas du genre à se laisser impressionner par les ricanements. Ce passionné de cigares depuis plus de 30 ans, formé par son grand-père Mario aux subtilités du tabac, possède une formation académique prestigieuse qui lui donne une approche unique de l’assemblage. Quand on lui dit que son projet est impossible, il répond avec ce flegme typiquement français : “On va voir.”
Et effectivement, on va voir. Parce que cette histoire, c’est celle d’une tentative de révolution française dans l’univers ultra-conservateur du cigare premium, d’un pied de nez aux conventions établies, et surtout, d’une leçon sur les limites entre innovation technique et marketing audacieux.
Les origines d’une passion : quand la musique rencontre le tabac
L’héritage authentique du grand-père Mario
L’histoire commence dans une famille française d’origine sicilienne, où le grand-père Mario était réellement amateur de cigares. “C’est Mario qui allumait son cigare le premier. Ensuite, tout le monde suivait, les oncles, les cousins…”, raconte Alexandre Elami. Cette tradition familiale authentique constitue le seul élément véritablement sicilien de la marque, le reste relevant du positionnement marketing.
Cette transmission familiale marque profondément le futur créateur de Corleone. Dès l’adolescence, Alexandre développe une passion pour l’univers du cigare, accumulant plus de 30 ans d’expérience en tant qu’amateur éclairé. Sa formation de musicologue à l’IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique) lui donne une sensibilité particulière aux harmonies et aux assemblages complexes.
La formation d’un Master Blender français
Dans les années 2000, Alexandre Elami poursuit sa carrière de producteur de musique tout en affinant sa connaissance du cigare. Il revendique aujourd’hui être “l’unique Master Blender français”, une expertise qu’il a développée en aidant d’autres producteurs avant de créer sa propre marque.
Cette approche quasi-scientifique du cigare révèle déjà le futur entrepreneur. Elami développe sa théorie des “assemblages multi-terroirs” : contrairement aux puristes qui privilégient les puros d’origine unique, il pense que l’excellence naît de l’assemblage intelligent de tabacs complémentaires, comme dans les grands vins ou champagnes.
La décision de 2017 : quand le rêve prend forme
En 2017, Alexandre Elami franchit le pas et décide de créer sa propre marque. Son objectif : développer des assemblages révolutionnaires avec une identité qui claque. Le projet mûrit pendant plusieurs mois en collaboration avec Marc Niehaus au Costa Rica, avant le lancement officiel en mars 2018.
La naissance de Corleone (2017-2018) : révolution ou provocation ?
Le choix du nom : entre hommage familial et coup marketing
Pour baptiser sa marque, Alexandre Elami explore plusieurs options avant de jeter son dévolu sur “Corleone”. Le choix s’explique par plusieurs facteurs : d’abord, un hommage à ses origines siciliennes familiales via son grand-père Mario. Ensuite, un coup marketing assumé qui évoque immédiatement le pouvoir et l’excellence dans l’imaginaire collectif.
Mais le choix dépasse la simple provocation. Pour Elami, Corleone symbolise la résistance aux dikitats : “C’est un doigt levé contre les dictats majoritaires, un refus des interdictions concernant les libertés individuelles.” Cette philosophie anti-prohibition transformera chaque cigare en manifeste politique.
L’identité visuelle : quand l’art rencontre la rébellion
Pour créer l’identité visuelle de Corleone, Elami fait appel à Thierry Bonne, architecte-designer parisien et amateur de cigares. L’objectif : créer un logo qui claque, qui se retient, qui dérange. Après plusieurs mois de recherches, ils aboutissent au fameux “L” rouge.
Ce logo mélange habilement plusieurs références. La forme s’inspire des dessins précolombiens et d’une empreinte digitale, symbole d’identité unique. La couleur rouge évoque la passion et l’intensité. Et l’ensemble forme un “L” qui “se dresse tel un doigt levé”, selon l’expression d’Elami. Une représentation assumée de l’expression de la liberté dans un monde de plus en plus soumis aux dictats.
Les premiers pas : du Costa Rica au Nicaragua
La production costaricaine (2018-2020)
En 2017-2018, Corleone établit sa première production au Costa Rica, chez Tabacalera Vegas Santiago en collaboration avec Marc Niehaus. Ce choix s’explique par la tradition cubaine du pays : “Il y a des dynasties de Cubains qui ont migré là-bas et qui roulent le cigare depuis des décennies”, explique Elami.
La fabrication respecte des standards artisanaux élevés : technique 100% Entubado (méthode héritée de la tradition cubaine), tabacs vieillis minimum quatre ans, contrôles qualité draconiens. Plus de 200 mains sont nécessaires pour concevoir chaque cigare, de la plantation au roulage final.
Les premiers cigares Corleone sortent en mars 2018. Elami est fier de ses créations : elles sont techniquement irréprochables, esthétiquement réussies, conceptuellement différentes. Il est convaincu que le succès est au coin de la rue.
Le grand déménagement nicaraguayen (2020)
En 2020, Corleone opère un virage stratégique majeur : 95% de la production migre vers l’usine Tabolisa à Estelí, au Nicaragua. Cette manufacture du groupe Oliva produit 40 millions de cigares annuels avec plus de 200 employés experts pour diverses marques internationales (Oliva, Nub, Cain).
Les raisons du changement sont purement industrielles : “accélérer le développement de Corleone en augmentant la production significativement” selon les déclarations officielles. Le Nicaragua offre des capacités de production supérieures et des coûts optimisés, tout en maintenant un niveau de qualité équivalent.
La gamme Corleone : entre tradition et provocation
Six modules aux noms évocateurs
La gamme Corleone se décline en six modules aux noms mafieux assumés :
- Pizzino (3.15″ × 64) : Le plus accessible de la gamme, baptisé d’après ces petits messages secrets que s’échangeaient les mafieux. Format court parfait pour une pause rapide de 30-45 minutes, assemblage équilibré.
- Lupara (6″ × 58, force légère) : Nommé d’après le fameux fusil à canon scié, ce module développe une finesse surprenante. Notes de fèves et arômes doux.
- Rispetto (5″ × 52, force moyenne) : Le respect, valeur cardinale de l’omerta sicilienne, donne son nom au format phare. Construction irréprochable, évolution complexe, le cigare qui résume l’ambition Corleone.
- Il Capo (6″ × 64, force moyenne) : Le chef de famille, format généreux aux arômes de cuir, noix et caramel salé. Puissance maîtrisée, complexité assumée.
- Onore (7.5″ × 58, force moyenne) : L’honneur sicilien incarné, format élégant pour les longues dégustations contemplatives.
L’assemblage multi-terroirs : la révolution technique d’Elami
Contrairement aux tendances actuelles privilégiant les puros d’origine unique, Alexandre Elami développe une philosophie radicalement différente. Sa théorie : l’excellence naît de l’assemblage intelligent de tabacs complémentaires, comme dans les grands champagnes.
L’Équateur fournit les plus belles capes au monde selon Elami. La variété H-2000 développe une finesse et une régularité exceptionnelles, habillant élégamment tous les modules Corleone.
Le Pérou apporte la complexité des arômes. Cette région encore confidentielle produit des feuilles d’une complexité rare, aux notes florales et épicées uniques. Elami y voit l’avenir du cigare premium.
Le Nicaragua (région Jalapa) contribue sa puissance légendaire et ses épices caractéristiques. Ces tabacs structurent l’assemblage, lui donnent sa colonne vertébrale aromatique.
La République Dominicaine complète l’assemblage par ses qualités de combustion exceptionnelles. Ces tabacs garantissent une combustion parfaite et un tirage régulier, l’excellence technique invisible mais indispensable.
Les défis du marché : entre reconnaissance technique et difficultés commerciales
Les problèmes de distribution révélateurs
L’histoire commerciale de Corleone révèle les difficultés d’une marque outsider sur un marché conservateur. À l’hiver 2019-2020, l’importateur allemand cesse la distribution, provoquant des liquidations massives. Cigarworld.de, important distributeur européen, liquide actuellement ses stocks avec des réductions de 38 à 40%.
Ces difficultés de distribution révèlent la méfiance du réseau traditionnel face à une marque jugée trop provocatrice. Les cavistes historiques, clientèle majoritairement conservatrice, rechignent parfois à référencer des cigares aux noms mafieux.
L’expansion internationale contrariée
Malgré une distribution annoncée dans 15 pays, Corleone peine à s’imposer dans l’écosystème international du cigare premium. L’absence de présence significative aux États-Unis, premier marché mondial, limite considérablement la croissance.
La marque compense ces difficultés par un positionnement européen assumé. Suisse, France, Belgique : Corleone mise sur les marchés matures où la différenciation peut primer sur le volume.
Le paradoxe de la reconnaissance critique
L’absence de Corleone dans les publications américaines de référence reste frappante pour une marque créée il y a sept ans. Cigar Aficionado, Halfwheel, Cigar Journal : les médias spécialisés américains ignorent largement les créations d’Elami.
Seul CigarsLover Magazine européen a publié une critique positive du Rispetto, décrivant “une fumée équilibrée avec une construction parfaite du début à la fin” avec des notes de cuir, poivre noir et café. Cette reconnaissance reste limitée au marché européen.
La stratégie marketing : génie ou manipulation ?
Le manifeste anti-prohibition : quand fumer devient politique
Alexandre Elami ne se contente pas de vendre des cigares, il vend une philosophie. Son manifeste anti-prohibition transforme chaque fumeur en résistant politique : “Fumer un Corleone est un geste politique et une manière de proclamer : Je suis un être libre.”
Cette approche séduit une clientèle en quête d’authenticité et de rébellion. Dans une société de plus en plus réglementée, Corleone propose une identité de résistant. Le fumeur devient un rebelle assumé défiant les interdictions.
L’appropriation culturelle en question
La question de l’authenticité traverse toute la stratégie Corleone. Comment un musicologue français peut-il légitimement s’approprier l’imaginaire sicilien ? Elami revendique des origines familiales authentiques (le grand-père Mario), mais l’exploitation systématique de ces références interroge.
L’absence totale de liens manufacturiers avec l’Italie renforce ces interrogations. Aucun tabac italien, aucun savoir-faire transalpin, aucune production méditerranéenne. L’italianité reste purement cosmétique, construite autour d’un storytelling maîtrisé.
L’innovation selon Corleone : entre créativité et pragmatisme
Le format “Pizzino” : adaptation aux contraintes modernes
Le “Pizzino”, format court de 30-45 minutes au ring gauge de 64, représente l’innovation la plus aboutie de Corleone. Cette création répond à une vraie problématique : adapter le cigare aux contraintes modernes sans sacrifier l’expérience gustative.
L’assemblage spécifique de ce format maximise l’intensité aromatique sur une durée réduite. Technique délicate qui demande une maîtrise parfaite des proportions, le Pizzino témoigne du savoir-faire technique de Corleone.
La gamme “Don Mario” : démocratisation assumée
Le lancement de la gamme “Don Mario” marque un tournant stratégique. Produite au Nicaragua, cette ligne propose des prix plus accessibles pour élargir la clientèle. Hommage authentique au grand-père fondateur, elle permet de “rendre accessible l’excellence Corleone” selon Elami.
Cette démocratisation questionne la cohérence de l’identité premium, mais témoigne d’une volonté de transmission de l’héritage familial réel.
Les leçons de l’épopée Corleone : réussites et limites d’une révolution
Ce qui fonctionne : l’art de la différenciation
L’histoire de Corleone enseigne l’importance de la différenciation dans un marché mature. Alexandre Elami a su créer une identité distinctive qui tranche radicalement avec les conventions du secteur. Cette audace créative mérite reconnaissance.
L’innovation technique ne doit pas être négligée. L’approche multi-terroirs d’Elami témoigne d’une réflexion approfondie sur l’assemblage. Cette recherche de la complexité aromatique distingue Corleone des productions industrielles standardisées.
Ce qui coince : les limites de la provocation
Les difficultés commerciales révélées par les problèmes de distribution témoignent des limites d’une stratégie trop iconoclaste. Dans un marché de connaisseurs conservateurs, l’excès de provocation peut se retourner contre son auteur.
L’appropriation culturelle systématique questionne l’authenticité revendiquée. Comment construire une légitimité durable sur des références empruntées ? Ces questions traversent toute l’histoire Corleone.
L’avenir incertain d’une marque en mutation
Aujourd’hui, Corleone se trouve à la croisée des chemins. La migration nicaraguayenne a permis d’augmenter les volumes, mais la perte du marché allemand et les liquidations révèlent des fragilités commerciales réelles.
Ces questions révèlent les défis de toute marque outsider. Comment s’imposer face aux géants établis ? Comment transformer l’essai marketing en succès gustatif durable ? Autant d’équilibres délicats que Corleone doit encore maîtriser.
Conclusion : l’anti-héros qui révèle les mutations d’une industrie
Alexandre Elami et sa marque Corleone illustrent parfaitement les tensions du marché du cigare premium contemporain. Entre tradition séculaire et innovation nécessaire, entre authenticité revendiquée et marketing assumé, entre artisanat valorisé et industrialisation inévitable, Corleone cristallise tous les paradoxes d’une industrie en mutation.
Cette histoire révèle d’abord la créativité entrepreneuriale française. Dans un secteur dominé par les géants caribéens, un musicologue parisien a réussi à imposer sa vision technique, créer son espace conceptuel, développer sa clientèle européenne. Cette réussite partielle témoigne du dynamisme français dans l’univers traditionnel du cigare premium.
Mais elle révèle aussi les limites d’une approche purement marketing. Les difficultés commerciales actuelles (perte du marché allemand, liquidations de stocks) montrent que dans l’univers exigeant du cigare de prestige, la forme ne compense jamais durablement l’absence de reconnaissance critique unanime.
Corleone reste néanmoins une tentative fascinante par son audace technique et sa cohérence créative. Alexandre Elami a su créer une identité de marque mémorable, développer des assemblages multi-terroirs originaux, proposer une vision politique du cigare qui tranche avec le conformisme ambiant. Ces innovations méritent respect, même si leur impact commercial reste limité.
L’avenir de Corleone dépendra de sa capacité à transformer l’essai marketing en succès gustatif durable. Dans un marché où la réputation se construit cigare après cigare, dégustation après dégustation, seule l’excellence constante garantit la pérennité face aux difficultés de distribution actuelles.
En attendant, Corleone demeure l’anti-héros du cigare premium : techniquement compétent mais commercialement fragile, spectaculaire mais contesté, révélateur des contradictions d’une industrie qui cherche son chemin entre tradition et modernité. Une histoire française qui, quoi qu’il arrive, aura eu le mérite de bousculer les conventions d’un univers parfois trop figé dans ses certitudes.
Dans un secteur souvent compassé, Alexandre Elami aura au moins prouvé qu’on pouvait encore surprendre, innover, déranger. Et ça, dans l’univers ultra-codifié du cigare premium, c’est déjà une belle victoire en soi.
L’industrie du cigare continue d’évoluer, et d’autres histoires passionnantes nous attendent aux quatre coins du monde du tabac premium.
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